Ci-dessous deux extraits d’un essai en cours de publication
sur Verlaine. Certaines des opinions qui y sont développées vont à
contre-courant de la pensée « classique » en la matière. Dans cet
ouvrage figure également un développement sur une preuve jusqu’ici passée
inaperçue concernant l’homosexualité précocement assumée du poète.
Toute remarque, tout commentaire seraient les très
bienvenus.
ÉTUDE SUR LES « FÊTES
GALANTES ».
Les « Fêtes Galantes » second recueil de Paul VERLAINE sont
éditées, à compte d’auteur, chez Alphonse LEMERRE en 1869. Ce petit ouvrage de
Verlaine, qui ne compte que 22 poèmes, n’eut pas plus de succès[1] que le
précédent (« Poèmes Saturniens ») quoi qu’il soit l’une de ses plus
merveilleuses réussites au point de faire écrire à Claude CUÉNOT : « en tout
cas, c’est de beaucoup le recueil le plus parfait, je dirais le plus exquis de
Verlaine[2]. »
Nous étudierons chacune des 22 pièces de ce volume l’une
après l’autre.
Votre âme
est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Tout en
chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
L'amour vainqueur et la vie opportune
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au calme
clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
Est composé
de trois quatrains, de décasyllabes à coupe « classique » de type 4/6 disposés
selon la formule : A B A B.
Commenter le
génie est-il possible ?
Notons le
parti pris de « répétition » de mots, de sonorités ou d’images :
« masques » et « bergamasques »
« jouant… et dansant et quasi… »
« Tout en chantant… et leur chanson… »
« Se mêle au clair de lune/Au calme clair de lune… »
« qui fait rêver… et sangloter… »
« les jets d’eau,/Les grands jets d’eau… »
Dans les quatrains, les sonorités creuses de rimes
féminines, particulièrement choisies, contrastent avec l’extrême simplicité des
masculines :
choisi/quasi contre bergamasques/fantasques dans le premier
quatrain,
mineur/bonheur contre opportune/lune (moins complexe mais
beaucoup plus aigue) dans le second,
beau/eau contre arbre et marbre particulièrement vibrantes
et basses par rapport à cette «eau »
fermé.
Tous les quatrains sont bâtis sur les oppositions des
atmosphères ou les sentiments qu’ils décrivent :
premier quatrain « charmant,… jouant,… dansant » et « quasi
triste » puis, à nouveau, « fantasques »
deuxième quatrain. « Chantant… amour vainqueur… vie
opportune » et « ils n’ont pas l’air de croire » puis à nouveau « bonheur/Et
leur chanson… »
troisième quatrain : « Au calme clair de lune » et « triste
» puis « beau », « Qui fait rêver… » et « sangloter » puis, « extase ».
Comment qualifier cet harmonieux mélange de tristesse vague,
un peu indifférente, –faut-il écrire blasée ?–, et de légèreté encore presque
joyeuse et peut-être déjà convenue qui fait l’essence de ce poème ?
L’énnéasyllabe allègre, eût été trop joyeusement sautillant,
l’hendécasyllabe trop facilement boiteux, l’octosyllabe trop simplement
harmonieux et l’alexandrin trop régulièrement beau. Le décasyllabe et son
balancement régulier mais asymétrique était la mesure idoine, l’outil parfait pour
exprimer ce que le poète voulait exprimer. La limitation de la longueur du
poème à trois strophes sert également le même dessin.
./..
PETITE COMPARAISON VERLAINE–RIMBAUD.
Dans un ouvrage[3] acheté dans une vente de charité je découvre, se suivant immédiatement,
des textes d’abord de Rimbaud puis de Verlaine et de cette proximité il naît
évidemment une comparaison que je trouve très instructive.
./..
(Les textes étudiés
font suite à ce paragraphe et le chapitre se termine par cette conclusion.)
Rimbaud est un excellent poète, servi par une oreille parfaite et un grand
sens de la composition mais sa seule originalité, c’est d’avoir osé la «
couleur pure » en poésie, de l’y avoir développée à l’aide de ses vastes théories d’images, de
ses successions de qualificatifs en des associations souvent et volontairement
paradoxales. Pour tout le reste Rimbaud fait très « classique » et se montre
très peu novateur.
Pour intéressant que soit le procédé, pour remarquable que soit l’application
qui en est faite nous somme bien loin de la virtuosité complexe de Verlaine qui
associe variétés des mètres, audace dans les coupes, les enjambements, les
rejets, invention d’une véritable concaténation inter strophes, variété des
langages, et réintroduction de l’assonance au profit d’un rythme, d’une
musique, d’un sens qui bousculent toutes les règles. Sans doute l’outil est-il
des plus complexes, allant jusqu’à user du « décalage » ou de l’approximation
en matière de vocabulaire pour obtenir cette imprécision volontaire qui n’a
rien de vague que l’impression qu’elle produit
et qui s’apparente plutôt à cette technique qu’en peinture on appelle
le « sfumato ».
Verlaine, qui achève ce mouvement de
libération du vers, commencé malgré tout timidement par les romantiques, et lui
redonne, au service de l’expression poétique, la souplesse qu’il avait du temps
de la Pléiade, est d’une autre trempe que Rimbaud. Cette souplesse au travers
d’un usage raisonné de la licence en matière de versification et de l’infinie
variété des combinaisons dont il use, Verlaine ne la met en œuvre que pour
contribuer à soutenir par la musique qu’il crée ainsi ce que le vers exprime
. Elle est le fruit d’une part de son
style et de ses préférences personnelles en matière de versification, d’autre
part des procédés nouveaux qu’il emploie notamment dans le domaine de
l’enjambement et des coupes.
Comment ne pas citer ici, à l’appui
de ce que j’affirme, ce que disait déjà Charles Morice, poète également mais de
l’école symboliste, de 16 ans plus jeune (1860-1919) que Verlaine que son
admiration pour lui conduisit à écrire, du vivant du Maître et avec ses
conseils, sa première biographie ?
Voici ce qu’il y écrivait[4]
et que Georges Zayed relevait dès l’introduction de son ouvrage : « Lettres
inédites de Verlaine à Charles Morice »[5] :
« Pour Verlaine le vers demeure
le vers, l’être intangible et frémissant dont il avait appris des maîtres
forgerons, Leconte de Lisle et Banville, et Baudelaire lui-même à forger
l’armure et quelques-uns des plus célèbres alexandrins qu’on citera dans vingt
ans seront de Sagesse. Mais bien plus hardiment que Sainte-Beuve, dans le même
but et avec un plus grand sens de modernité, il l’assouplit, le détaille, ce
vers, quand il faut selon les nuances de sentiment à rendre et selon de
logiques lois nouvelles, - chez lui seuls logiques. L’enjambement devient
nécessaire et très harmonieux, - secondaire toutefois, - avec les multiples
déplacements de la césure, les allitérations notant et scandant le nombre, les assonances
troublant délicieusement le vers de mineurs échos où l’éclat majeur, l’éclat de
cor de la rime perd de sa brutale importance, avec aussi l’emploi de ces
rythmes boiteux dont la symétrique absence de symétrie est une harmonie de plus
dans tout ce très artistique désordre. – De tels moyens mis en œuvre avec le
tact infaillible d’un Maître permirent à Verlaine d’accomplir qui tentait
Sainte-Beuve, mais à laquelle, faute de ces moyens ou faute de ce tact, il
renonça de bonne heure, poète mort jeune. »
Achevons cette citation de Charles
Morice par ces quelques lignes prophétiques qui débutaient sa réflexion sur
Verlaine dans l’introduction de sa biographie[6] :
« Mais cette beauté ne se
communique point aux inattentifs ; elle n’est point
« plaisante » puisqu’elle est « neuve », puisqu’elle n’est
pas encore – dût-elle jamais l’être ! – une familière idole de la
foule ; puisque, pour la comprendre cette révélation, il faut d’abord
écarter toute préférence d’habitude ou d’éducation. »
Et le poème en prose - me
direz-vous -, ce poème en prose qui, si j’en crois mes lectures, donne ensuite naissance à toutes les formes
contemporaines de la poésie, ce poème en prose dont Rimbaud serait le créateur
dans sa forme « moderne » ?
La prose supposée (et parfois réellement)
poétique, et même le poème incohérent ou incompréhensible, appelé autrefois «
fatrasie »[7]
précèdent largement Rimbaud et les « modernes » quant au parti pris de
destruction de toutes les règles, érigé en règle unique et point d’aboutissement,
pour certains, de la modernité
rimbaldienne, il ne saurait être
raisonnablement considéré comme une innovation.
Voilà pourquoi je crois qu’il est
juste d’affirmer que Verlaine constitue le dernier novateur de la poésie
française.
./..
[1] Dans «
Verlaine, sa vie, son œuvre »–Le Mercure de France–1907, Edmond Lepelletier
écrit en effet : « Il fit imprimer à ses frais tous ses premiers volumes,… ses
droits d'auteur furent nuls. »
[2] « Poèmes
Saturniens suivi de Fêtes galantes »–Le Livre De Poche Classique–1976. Notes de
Claude Cuénot.
[3] Cent
Poèmes pour la Liberté. Le Cherche Midi éditeur pour Amnesty International.
1985, p. 62-70.
[4] Paul
Verlaine. Léon Vanier éditeur. 1888. P. 53-54.
[5] Lettres
Inédites de Verlaine à Charles Morice. Georges Zayed. Nizet. 1969. Introduction, p. LXXIX – LXXX.
[6] Paul
Verlaine. Léon Vanier éditeur. 1888. Introduction, p. 7.
[7] Voir à
ce sujet la recension par Agathe Sultan de l’ouvrage de Martin Rus (et
l’ouvrage lui-même) dans : Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes.
http://cm.revues.org/1010